Lettre à Marguerite Salomé FRANCK, Vienne 14 août 1882

Publié le par Solnade

Vienne, le 14 août 1882

Ma chère Marguerite,

J’ai tant de choses à vous dire aujourd’hui que je ne sais par où commencer. Hier, pendant une bonne partie de la journée, j’ai parlé de vous, et entendu de la bouche de votre amie d’enfance des petits récits, des anecdotes de vos jeunes années qui m’ont fort intéressés. Il m’a semblé vous voir jeune fille car je retrouve encore en vous aujourd’hui toutes les qualités mais aussi les petits défauts dont vous portiez déjà les empreintes. Vous étiez exclusive, un peu moqueuse, quelque peu timide et même légèrement sauvage. Tout cela n’est pas bien grave et j’espère bien voir disparaître chez la femme les dernières traces du caractère de l’enfant. En résumé, j’ai été très heureux hier et je me suis imaginé être chez une sœur qui était heureuse de parler de sa sœur et d’entendre parler d’elle.

Mais, je veux vous raconter une à une toute les péripéties de ma journée. A 7 heures du matin, je suis parti de Vienne avec Mr Schmitt par la gare du sud et après avoir traversé une plaine assez fertile et semée de beaux villages, nous arrivions à 10 heures au pied des Alpes styriennes qui séparent la province de Styrie de l’archiduché d’Autriche. Là commence un magnifique spectacle. Le chemin de fer gravit littéralement la montagne et suit les contours de chaque contrefort, traverse 50 tunnels, longe constamment des précipices et offre à chaque instant au voyageur un spectacle nouveau. C’est le Bighi mais moins dénudé et couvert de plus belles forêts ; c’est plutôt le Brünswig mais plus accidenté. J’ai bien pensé à vous et au plaisir que vous auriez à contempler ces beaux accidents de la nature et cette brillante verdure, et je me suis dit que si jamais nous venions à Vienne ensemble, nous ferions certainement cette excursion. A 11 heures, nous arrivions au Semmering presque au sommet du col que traverse la route d’Italie par Graz et Jagbach.

Votre amie Victorine nous attendait à la gare avec son fils et ses trois petites filles. Elle avait fait grande toilette : robe à la parisienne, chapeau idem, gants irréprochables ; les trois petites habillées en rose avec les petites robes du Printemps garnies de dentelle. C’était charmant. Votre amie m’a fait un accueil des plus cordial. Nous nous sommes rendus en voiture à la villa Schüler qui est très confortable et là nous avons presque constamment parlé de vous, de Paris, de Vienne etc. Madame Schmitt est une bonne et excellente personne, très raisonnable, très sensée. Elle n’est pas d’une distinction exagérée, mais elle a des qualités qui valent mieux que cela. Elle m’a semblé plus âgée que ne paraît l’indiquer sa photographie. Elle a fait beaucoup de frais pour me bien recevoir et j’ai été heureux de faire sa connaissance et d’entendre parler de vous. La villa Schüler vous plairait à tous égards. Elle est adossée à la forêt et de son balcon qui donne sur la vallée, on a une vue splendide. Le temps était des plus favorables et après le dîner nous avons fait une petite promenade en forêt. J’ai retrouvé là toutes mes petites fleurs des montagnes suisses, et j’en ai cueilli plusieurs. Elles sont aujourd’hui desséchées mais je vous envoie néanmoins une petite fougère qui vous dira que l’on a pensé à vous. Madame Schmitt était tout étonnée de me voir cueillir des fleurs pour vous. Il paraît que son mari ne pense jamais à lui en offrir ; cela m’a rappelé que, lorsque par hasard, je vous en apporte à la maison, vous ne les regardez guère. Peut-être, votre amie a-t-elle aussi montré de l’indifférence pour les attentions de son époux et alors celui-ci s’est découragé.

Les meilleures choses ont une fin et il fallut à 7 heures reprendre le chemin de Vienne. Nous ne sommes arrivés qu’à 10 heures et demie du soir et j’étais à mon hôtel seulement à 11 heures passées ; très fatigué mais très heureux de ma journée. En mon absence, le Comte Duchâtel, notre ambassadeur, était venu me voir et avait déposé sa carte à l’hôtel. Ce matin à 8 heures, le Commandant de Berghes est arrivé avec l’autorisation de l’Empereur signée du Ministre de la Guerre. Je puis donc aller à Brück, mais comme c’est demain grande fête, je ne partirai que le soir, pour être au camp mercredi matin. Je n’y séjournerai d’abord que deux jours, car il y a ici vendredi une grande revue à l’occasion de la fête de l’Empereur et je suis invité à y assister avec les officiers étrangers ; ce sera très curieux pour moi. Je m’arrête et je vais aller à la poste pour demander mes journaux et peut-être une lettre de vous; je terminerai celle-ci dans l’après-midi.

Lundi, 14 août – 5 heures du soir

J’ai trouvé à la poste ce matin, ma chère Marguerite, deux journaux et une lettre de vous datée du 11 qui m’a fait grand plaisir. Vous me dites que malgré vos efforts vous êtes un peu surexcité et énervée. Il faut être patiente et prendre un bon bain pas trop chaud. Ne soyez pas inquiète sur mon compte, je me porte parfaitement bien ; le temps est devenu très chaud et j’ai du reste pris toutes mes précautions pour ne pas avoir froid. J’espère que l’indisposition de Jean n’a pas eu de suites. Dites-le moi dans votre prochaine lettre. S’il était réellement malade vous lui direz de ma part d’entrer de suite à l’hôpital militaire. Quant à la fièvre de Loulou, je n’y crois guère ; car cela se manifeste toujours chez lui par un redoublement d’appétit. Comment vont Jeanne et la tante Barbe ? Soignez-vous bien tous : que je retrouve tout le monde en parfaite santé. Ecrivez-nous au moins tous les deux jours, puisque je ne puis obtenir une lettre journalière. Toujours poste restante ou plutôt Hôtel Impérial à Vienne. Quoiqu’il arrive, je serai obligé de garder ma chambre ici, et en m’y adressant les lettres, je les aurai plus tôt et cela m’évitera une grande course.

Je compte me mettre en route pour Paris le 22 et y arriver le 26 au matin en passant par Trieste, Venise, Milan et Turin. Vous voyez que je songe déjà au retour.

Je viens de recevoir l’autorisation de visiter les casernes de Vienne. C’est ce que je ferai demain matin malgré la fête.

Envoyez-moi donc les lettres de Blanche et de mon beau-frère, cela me donnera de leurs nouvelles. Je vous recommande de vous distraire un peu. Si vous vous portez bien , faites-vous donc coiffer un jour et allez chez le photographe. Faites-vous faire grandeur moyenne et dans la même pose que la dernière fois de face tout-à-fait de la même manière. Votre dernière photographie était très bonne. Parlez souvent de moi à Loulou pour qu’il ne m’oublie pas. J’ai trouvé son écriture parfaite pour un homme de son âge. Vous ne me parlez pas de vos promenades. Testez-vous en voiture. Il faut faire travailler Jason. Il fait si bon le soir après dîner au bois de Boulogne. Nous irons ensemble le plus souvent possible à ma rentrée à Paris. Voici l’heure du courrier; je ne sais même pas si ma lettre va partir ce soir.

Adieu donc et à bientôt. Mes compliments affectueux à toute la famille. Embrassez pour moi Loulou et sa sœur, s’ils sont bien raisonnables et dites-moi si le mariage de Blanche se fera bientôt. A vous tous ce qu’il y a de bon dans mon cœur de roche. Louis Pardonnez mon écriture, j’écris à la vapeur.


  • La Styrie (Steiermark en allemand, Štajerskaen en slovène, Styria en latin) est un Land d’Autriche. Sa capitale est Graz. La Styrie est frontalière de 5 autres régions de l’Autriche : Carinthie, Haute-Autriche, Basse-Autriche et Burgenland. Au sud, elle est frontalière de la Slovénie. La rivière principale de la Styrie est la Mur (Mur en allemand et Mura en slovène) qui suit la frontière sur 40 kms.
  • Graz (en slovène Grade), est la 2e plus grande ville d’Autriche, capitale de la province de Styrie. Ville universitaire.
  • Semmering est un col autrichien connectant la Basse-Autriche et le land de Styrie. Station de sports d’hiver, Semmering est aussi une frontière naturelle.
  • La ligne de chemin de fer du Semmering est la 1ère ligne de montagne à voie normale construite en Europe, de Vienne à Graz. 41 kms de voie ferrée. Le point le plus élevé est à 898m. 14 tunnels et de spectaculaires ouvrages d’art jalonnent le trajet. La conception de l’ouvrage est due à un Vénitien : Carlo Ghega (1802-1860). 20 000 ouvriers travaillèrent à la construction de la ligne. Un millier d’ouvriers y ont trouvé la mort soit par accidents soit par épidémie. Les locomotives à vapeur circulaient à 6kms/heure. Le ligne de chemin de fer de Semmering est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Images de Wikipedia :

Wolfsbergkogel
Kalte Rinne

Publié dans Marguerite Salomé

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